Les archéologues traitent de phénomènes spatiaux à plusieurs échelles d’analyse ; par conséquent, leur capacité à distinguer des entités spatiales est fondamentale. Lors d’une fouille, des objets sont découverts dans différents types d’unités spatiales, tels que des couches stratigraphiques, des fosses, des foyers ou des espaces habités. Ces unités spatiales sont tout sauf des données brutes : l’identification et la détermination de leurs limites sont le résultat conjoint de différentes méthodes d’investigation : pour n’en citer que quelques-unes, l’observation de directe sur terrain, la géoarchéologie, la sédimentologie, et l’étude des « remontages » archéologiques. Les fragments concernés par ces « remontages » ont appartenu au même objet jusqu’à un moment donné dans le passé. Plus précisément, les archéologues déduisent les relations de connexion qui ont existé entre ces fragments à partir de la symétrie et de la possibilité d’un contact suffisamment étendu des surfaces de deux fragments, lesquels peuvent alors être physiquement ajustés l’un à l’autre (les fragments « remontent »). Le terme de « connexion » est ici utilisé comme un raccourci commode pour désigner la relation de connexion qui existait dans le passé entre deux zones d’un objet avant qu’il ne soit brisé en fragments. L’analyse archéologique des remontages a plusieurs objectifs :
Ce type d’analyse est employé de longue date pour ce troisième point, et les méthodes ont fait l’objet de nombreux perfectionnements (pour un survol, voir Cziesla et al. 1990, Schurmans & Debie 2007).
Ces méthodes reposent sur la comparaison du nombre de relations de remontage entre différentes les unités spatiales et au sein de ces unités.
Cependant, il a été démontré que se limiter à tenir compte du nombre de relations sans considérer leur topologie peut conduire à des interprétations trompeuses.
Une méthode, appelée TSAR (Topological Study of Archaeological Refitting), a été développée pour surmonter ce problème, employant les moyens de la théorie des graphes pour modéliser la topologie des relations de remontage entre fragments (Plutniak 2021b, Plutniak 2022b).
Cette approche renouvelée permet de distinguer les cas ambigus, et est beaucoup plus robuste et moins sensible au manque d’informations que les méthodes basées sur le décompte. Cela rend possible une évaluation plus précise de la fiabilité des limites reconnues entre unités spatiales.
Archeofrag
est un package R (R core team 2021) implémentant la méthode TSAR (Plutniak 2022a).
Au cours des deux dernières décennies, l’usage de R en archéologie s’est accru lentement, quoique régulièrement. Cependant, le développement de packages R pour des besoins archéologiques spécifiques est un phénomène plus récent encore. Concernant l’analyse spatiale archéologique, en particulier, seuls quelques packages sont disponibles, notamment pour l’analyse stratigraphique :
stratigraphr
: un package dans sa première phase de développement, dédié à la visualisation et à l’analyse des stratigraphies sous forme de graphes dirigés (matrices de Harris).tabula
: un package générique permettant de visualiser des décomptes d’objets et permettant également de comparer des couches (Frerebeau 2019).recexcavAAR
: un package pour la reconstruction 3D et l’analyse de fouille (Schmid & Serbe 2017).archaeoPhases
: un package pour l’analyse Bayésienne des chronologies archéologiques et la définition de phases (Philippe & Vibet 2020).Archeofrag
complète cette série de packages en apportant des méthodes particulières à l’analyse des remontages.
Archeofrag
repose principalement sur le package igraph
pour l’analyse de graphes (Csárdi & Nepusz 2006) ainsi que sur certaines fonctions du package RBGL
(Carey et al. 2020).
Il inclut un jeu de données illustratif (Plutniak 2021a) contenant des données de remontages de potteries trouvées lors de fouilles menées à l’abri sous roche Liang Abu, à Bornéo (Plutniak et al. 2016).
Archeofrag
comprend six principaux ensembles de fonctions :
Archeofrag
est destiné à être utilisé avec deux sources de données, à savoir les données empiriques de l’utilisateur et les données générées artificiellement en utilisant la fonction de simulation. Les données de l’utilisateur doivent être réparties dans différents tableaux :
id | fragment 1 | fragment 2 |
---|---|---|
1 | A | B |
2 | C | D |
3 | D | E |
4 | E | C |
Tableau 1 : Enregistrement des relations de connexion entre fragments (illustrées sur la figure).
Le package inclut des fonctions permettant de générer des résumés statistiques sur un graphe de fragmentation et d’extraire des sous-graphes spécifiques (par couche, par taille, etc.).
Les graphes de fragmentation sont représentés sous forme de diagrammes nœuds–arêtes. Pour les graphes ne comportant que deux unités spatiales et des relations de connexion, les nœuds sont positionnés dans la partie supérieure et inférieure du diagramme en fonction de leur unité spatiale d’appartenance.
Évaluer la pertinence de la distinction entre unités spatiales et mesurer leur cohésion constitue le premier objectif du package Archeofrag
. L’évaluation suit une procédure en trois étapes, mises en œuvre dans trois fonctions complémentaires :
Les valeurs de cohésion et de mélange sont calculées par paires d’unités spatiales. Les valeurs de cohésion sont comprises dans [0;1], avec des valeurs proches de 0 pour une cohésion faible et de 1 pour une cohésion élevée, leur somme n’étant jamais supérieure à 1 pour une paire d’unités spatiales. Les valeurs de mélange sont comprises dans [0;1].
Le second objectif de la méthode TSAR implémentée dans Archeofrag
est de caractériser les unités spatiales sur la base des propriétés topologiques des relations de connexion entre les fragments que ces unités contiennent.
Plusieurs mesures et fonctions sont prévues à cet effet, sélectionnées pour leur pertinence dans le contexte archéologique : le nombre de cycles, la longueur des plus courts chemins et le diamètre des composantes (une composante du graphe correspond à un objet initial).
L’interprétation archéologique des valeurs numériques obtenues dépend du type d’objet (lithique, poterie, etc.) et de leur caractère complet ou incomplet. Ces valeurs peuvent correspondre à des comportements spécifiques liés à la production ou à l’utilisation des objets (bris intentionnel), ou à des processus post-dépositionnels (bris naturel, dispersion). Cet aspect de la méthode TSAR fera l’objet de développements futurs.
La fonction de simulation génère un ensemble de fragments connectés dispersés dans une ou deux unités spatiales (pour plus de détails, voir Plutniak 2021). Cette fonction peut être contrôlée avec plusieurs paramètres :
Contraindre les graphes simulés à être planaires a l’intérêt de correspondre à la fragmentation observée dans des cas archéologiques fréquents (par exemple, des poteries aux formes simples, de petits ensembles de remontages). Cependant, le temps d’exécution de cette fonction est doublé lorsque cette contrainte est appliquée.
Archeofrag
est disponible sur le CRAN et le code de développement est déposé sur Github.
Une Vignette et une application Shiny illustrent les fonctionnalités du package.
À l’heure de cette publication, Archeofrag
a été appliqué à deux sites archéologiques :